Riffs récurrents et Six Degrees of Inner Turbulence
Par Fabien Labonde
Le jour où j’ai posé mes yeux sur la FAQ (Frequently Asked Questions) de DREAM THEATER j’ai eu du mal à me remettre de l’article 6.8.1 concernant les riffs récurrents. Hérité de la composition classique et du jazz, où les compositeurs n’hésitent pas à travailler à outrance les variations sur un même thème (quitte à reprendre celui d’un autre compositeur), c’est le phénomène qui consiste à citer ou adapter une phrase musicale à un autre endroit du morceau, de l’album, voire dans un autre album.

Ainsi ne serez-vous pas surpris d’entendre en conclusion de More Of That Jazz (QUEEN, album JAZZ, EMI 1978) des citations des autres chansons de l’album, ou bien de retrouver dans Rejoice (YES, album TORMATO, Atlantic 1978) la suite d’accord finale de Future Times, mais réadaptée au rythme du morceau. Que dire du thème de violons qui ponctue l’album V de Symphony X (2000 Darkpriz Publishing / BMI) ? Mieux encore, Mike Oldfield qui distille des lignes de Tubular Bells (Virgin, 1973) dans Five Miles Out (Virgin, 1981), Amarok (Virgin, 1990) et Songs Of Distant Earth (Reprise, 1994), entre autres.

Les exemples donnés dans la FAQ n’allant pas au-delà de Falling Into Infinity, se pencher sur les relations entre l’ouverture de Six Degrees of Inner Turbulence et les sept autres plages du CD2 avait l’avantage d’être à la fois nouveau et digne d’intérêt.

Voyons donc, au fil des différentes sections qui composent l’Overture, quels en sont les riffs et thèmes qui seront cités tels quels ou réadaptés de façon plus complexe de About To Crash au Grand Finale.

 

 

 

0’00 C’est par un effet " spatial " que commence l’ouverture, juste ce qu’il faut de son pour attirer l’attention et éviter qu’on ne soit surpris par les pêches de guitare qui arrivent : soulignées par la batterie et la basse, elles sont de plus en plus graves, ce qui tranche fortement avec la montée vers l’aigu des claviers. Le tout est mâtiné de sol (gamme altérée à laquelle le ré et le la sont ajoutés, utilisés comme notes de passage), ce n’est pas essentiel, mais comme le thème est en do, le faire précéder d’un sol sonne très classique.
0’21 Classique, le mot est lâché : théâtral, même ! C’est du rock orchestral : le thème A (avec ses violons et multiples guitares) agrémenté de roulements de caisse claire et d’arpèges de harpe, cloches et autres timbales

[ tonalité de do, basse descendante do, fa/do, sol/si, la mineur, sol, modulation en fa, si b et arrêt sur la dominante sol ]

Ce thème A ne sera jamais joué seul, car c’est sa variation - le thème B, plus conclusif - qui lui sert à se fondre dans les autres thèmes.

0’43 Suit donc le thème B à l’octave supérieur.

[basse descendante mais cette fois par chromatismes do, fa/do, sol/si, si b, la mineur, la b, do/sol, ré/fa#, fa mineur, sol].

On retrouvera la paire thème A - thème B dans GOODNIGHT KISS en duo piano - guitare (3’45) et dans GRAND FINALE en version ternaire chantée (2’14 " Hope in the face of human distress " subissant au passage quelques modifications d’accords).

1’07 Le tempo s’accélère, un motif de croches porte un thème joué par bois et violons.

[c’est un autre thème en do, le thème C, qui commence sur des séries de quartes : mi m, la m, ré m, sol, do, fa# diminué, sol4, sol ; mi m, la m, ré m, sol# dim, la, fa#, fa, sol ]

Vous le retrouverez sévèrement défiguré en mi mineur dans ABOUT TO CRASH (REPRISE) au piano, moins enjoué (2’24) puis en solo de clavier, aux violons (2’42), et enfin en do aux cloches et à la flûte (3’00) … pfiou !

1’24 Le thème B revient à l’octave supérieure, plus rapide que précédemment, avec encore plus de roulements de caisse claire.
1’46 Des cordes excitées gravissent la portée vers l’aigu tandis que guitares et cordes en pizzicato se refont un petit coup de chromatismes et concluent en suspension sur un arpège descendant de fa# diminué.
1’54 Le thème qui suit met une guitare saccadée au premier plan. On retrouve dans ce thème D la basse en pédale et les hautbois arpégés chers à Danny Elfman. Ce thème très dissonant (par l’utilisation d’un fa# dans une gamme de do mineur) reviendra dans ABOUT TO CRASH en 5/4 arrangé au piano façon Rudess (3’39) avec arpèges et renversements d’accords sur fond de riff saccadé basse - guitare - grosse caisse. James Labrie chantera sur une variation de ce même thème (3’53), le riff suivant et le solo de guitare en garderont le rythme. Il sera également joué par un violon trémolo et un piano dans ABOUT TO CRASH (REPRISE) (à 3’09).
2’14 Et là c’est le choc ! Le tempo s’accélère, on passe en ternaire, Portnoy sort les toms : c’est le thème E, annonce de WAR INSIDE MY HEAD qui va s’octroyer une minute dans cette ouverture. Sur une pédale ternaire en mi b tout est là : les cors (WAR INSIDE MY HEAD à 0’00), la fanfare (WAR INSIDE MY HEAD à 0’22 et 1’11). Les deux, (fanfare et cors) seront superposés en une version plus lente dans ABOUT TO CRASH -REPRISE (3’38) où des guitares prendront la place des cors. Portnoy n’aura pas abandonné ses toms entre temps et ajoutera à tout cela la double grosse caisse (ABOUT TO CRASH -REPRISE à 3’45).
2’42 Les accords qui suivent (F, en do mineur, d’abord aux cuivres puis aux chœurs), gardent la rythmique ternaire, les toms et les timbales. La seconde fois, guitare et basse quittent le do pour suivre les harmonies données par les cors (l’emploi de ré7, de fa mineur et de la mineur fait surgir ici des dissonances analogues à celles du thème D). Ces accords serviront de refrain à WAR INSIDE MY HEAD (0’57 et 1’40 " Hearing voices from miles away "), de base pour le début de la deuxième partie de GOODNIGHT KISS (4’41) mais en binaire cette fois-ci et se fondront à l’instrumental de ABOUT TO CRASH (REPRISE) (3’18) joués par le piano, mais modulés afin de coller au thème D.
3’11 Ces cordes surexcitées (G) sur une descente de gamme de guitare sont la seule allusion à THE TEST THAT STUMPED THEM ALL. En effet, ce motif (à la base en 7/8 + 8/8) sera repris dans les passages de ce qui est le morceau le plus déjanté du CD2 : John Petrucci et John Myung l’égrèneront tout au long de leur manche en 7/8 + 6/8 (THE TEST THAT STUMPED THEM ALL à 0’00, le morceau précédant se terminant par un thème F on le fait suivre d’un thème G … c’est d’une logique !).

Il sera ensuite joué en 7/8 : par la guitare en mi après le solo (3’17), en ré après le solo de clavier (3’54), puis par le clavier en mi (3’59) et en sol (4’20). Bien entendu il ne sera jamais joué deux fois de la même façon.

3’22 Il fallait bien que le thème principal se fasse entendre de nouveau pour recentrer l’attention. La paire AB est ici jouée en mi par les bois de façon assez légère. Un métronome donne la mesure et des violons s’échappent en doubles croches.
3’55 Pour la première fois dans cette ouverture, on entre dans l’amplitude et la lenteur (tempo ~64). C’est le thème H sur deux accords (la9, mi), repris une deuxième fois à l’octave avec une fin différente (cordes et cymbales, harpe, effets de volume à la guitare … John Petrucci s’amuse).

On ne dirait pas comme ça mais ces deux accords sont la base de l’intro, des passages piano et des couplets de GOODNIGHT KISS (0’00, 1’52). Le thème H est d’ailleurs intégré au solo de ce même morceau (3’14) sur fond de piano.

4’25 Puis revient le thème C : violons, glockenspiel et cloches, la guitare donne le tempo et un piccolo suit en doubles croches.
4’40 La partie suivante, construite sur des montées de gamme menant de nouveau vers une suspension en fa# diminué se fait vite oublier car …
5’00 les guitares (et une bonne dose de cuivres) amorcent le refrain de SOLITARY SHELL dans ce thème I (1’26 " He’s a monday morning lunatic "). C’est un court péplum en mi, avec la batterie sur les temps forts et ce qu’il faut de cymbales et timbales. Ce thème est encore plus beau dans sa conclusion, quand les cuivres s’effacent pour laisser place à un contrepoint de guitares…
5'19 qui s’enchaîne sur le thème J aux cordes, avec un contre-chant aux bois (très lent, en do mineur flirtant avec le mi b majeur dont il est le ton relatif). Il reviendra à la guitare dans le ralentissement d’ABOUT TO CRASH (4’49 et 5’14) et ceux d’entre vous qui supportent l’extrême langueur de LOSING TIME auront reconnu son phrasé (LOSING TIME à 0’00, 0’17, 1’41 " Wanting to escape ").
5'50 Cette fausse fin est le thème K. Fausse … pour cette ouverture car c’est la vraie fin d’ABOUT TO CRASH au piano façon Rudess à 5’35.
6’03 Et le thème principal revient - la partie B uniquement - dans une version très chargée. Il se voit complété d’une coda : des accords montants avec l’orchestre Rudess au complet !

[la b, si b/la b, do/sol, mib/si b, fa/si b, sol b/ si b, la/ mi, si/ mi, do/ mi, mi ].

Précédée d’un déroutant passage en 4/4 sur les accords finaux de B, cette conclusion sera aussi celle du morceau (LOSING TIME / GRAND FINALE 3’20 " Deception of fame ").

 

De nombreux thèmes présents dans les sept morceaux suivants sont donc annoncés dès l’ouverture. Est-ce assez pour justifier cette intro si longue et aux sonorités si peu changeantes par rapport à la suite du CD ? Le morceau aurait-il pu commencer par About To Crash, donnant à cette version le même emploi que l’adaptation piano de Finally Free, diffusée en fin de concerts ? Beaucoup de questions … est-ce aux fans d’y répondre ? (Et là, ça fait une question de plus !)
Si c’est le morceau lui-même, de par sa structure et son statut de " title-track ", qui nécessite une entrée en matière théâtrale jouant sur l’effet de mémoire - et c’est pour cela que les riffs récurrents y sont si fréquents - on peut dire que le but est atteint.

 

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